Les Cahiers du travail social n°59-60
Un projet « républicain ».
Révolution également dans le rapport à Dieu et dans l’espoir du génie humain. Utopia prend en quelque sorte la suite de l’épisode biblique de la tour de Babel. Thomas More, fervent catholique, décapité le 6 juillet 1535 pour ne pas avoir prêté le serment anti-papiste imposé par Henri VIII, son ancien protecteur, canonisé en 1935 par l’Église catholique, élabore une société qui ne doit son salut qu’à elle-même : pas d’origine mythique, pas d’intervention divine. La société utopienne doit son succès à l’intelligence et au mérite d’un roi-philosophe, Utopus, et à la sagesse du peuple qui a suivi ses préceptes. Comme dans l’épisode de Babel, le roi Utopus engage des travaux gigantesques, considérés à juste titre inhumains et irréalisables ; après avoir conquis la presqu’île d’Abraxa, il décide d’en faire une île :
Révolution également dans le rapport à Dieu et dans l’espoir du génie humain. Utopia prend en quelque sorte la suite de l’épisode biblique de la tour de Babel. Thomas More, fervent catholique, décapité le 6 juillet 1535 pour ne pas avoir prêté le serment anti-papiste imposé par Henri VIII, son ancien protecteur, canonisé en 1935 par l’Église catholique, élabore une société qui ne doit son salut qu’à elle-même : pas d’origine mythique, pas d’intervention divine. La société utopienne doit son succès à l’intelligence et au mérite d’un roi-philosophe, Utopus, et à la sagesse du peuple qui a suivi ses préceptes. Comme dans l’épisode de Babel, le roi Utopus engage des travaux gigantesques, considérés à juste titre inhumains et irréalisables ; après avoir conquis la presqu’île d’Abraxa, il décide d’en faire une île :
« Dès que la victoire l’eut rendu maître de ce pays, il fit couper un isthme de quinze mille pas, qui le joignait au continent ; et la terre d’Abraxa devint ainsi l’île d’Utopie. Utopus employa à l’achèvement de cette œuvre gigantesque les soldats de son armée aussi bien que les indigènes, afin que ceux-ci ne regardassent pas le travail imposé par le vainqueur comme une humiliation et un outrage. Des milliers de bras furent donc mis en mouvement, et le succès couronna bientôt l’entreprise. Les peuples voisins en furent frappés d’étonnement et de terreur, eux qui au commencement avaient traité cet ouvrage de vanité et de folie » [More (b), 1516, p. 35].
Projet vaniteux et fou qu’un Dieu ne vient pas détruire ; projet impossible qu’une organisation humaine va pourtant mener à terme. La société utopienne se construit à partir d’un acte fondateur qui assure la souveraineté du peuple et son organisation harmonieuse. Thomas More, humaniste et philosophe politique, laisse le christianisme à la porte de l’utopie. Car, même le dernier chapitre qu’il consacre aux religions utopiennes et à la liberté religieuse qui y règne, nouvelle extravagance pour ce XVIe siècle troublé par la question religieuse, est proche des conceptions romaines du sentiment religieux : au contraire du christianisme, religion exclusive, universaliste, identitaire et totale, les religions utopiennes apparaissent comme des religions païennes, c’est-à-dire, comme le commente Paul Veyne, un élément social fondamental mais sectoriel :
« Le paganisme n’était qu’une religion, le christianisme était aussi une croyance, une spiritualité, une morale et une métaphysique, le tout sous une autorité ecclésiale. Il occupait tout l’espace. Pour un païen, les rapports d’un individu ou d’une collectivité avec les dieux formaient un domaine important, le plus important sans doute, ou le plus révélateur, mais ce n’était pas le seul ; il fallait le gérer soigneusement et pieusement, mais il en avait d’autres à gérer. La religion païenne ne recouvrait pas tout » [Veyne, 2007, pp. 71-72].
Fondamentale, la religion est en Utopie une condition nécessaire à la morale républicaine et elle joue le rôle que lui accordaient les romains et les grecs anciens qui reconnaissaient l’humanité des peuples à leur panthéon :
« Les Utopiens croient donc à une vie future, où des châtiments sont préparés au crime et des récompenses à la vertu. Ils ne donnent pas le nom d’homme à celui qui nie ces vérités, et qui ravale la nature sublime de son âme à la vile condition d’un corps de bête ; à plus forte raison ne l’honorent-ils pas du titre de citoyen, persuadés que, s’il n’était pas enchaîné par la crainte, il foulerait aux pieds, comme un flocon de neige, les mœurs et les institutions sociales. Qui peut douter, en effet, qu’un individu qui n’a d’autre frein que le code pénal, d’autre espérance que la matière et le néant, ne se fasse un jeu d’éluder adroitement et en secret les lois de son pays, ou de les violer par la force, pourvu qu’il contente sa passion et son égoïsme ? À ces matérialistes, on ne rend aucun honneur, on ne communique aucune magistrature, aucune fonction publique. On les méprise comme des êtres d’une nature inerte et impuissante » [More (b), 1516, p. 75].
Comme la Cité grecque, la République romaine, le gouvernement utopien maintient et promeut une éthique, une morale religieuse comme moyen de sublimer l’homme et ses œuvres, mais les dieux ne sont pas souverains : sur l’île d’Utopia, le bonheur et l’harmonie sont des réalisations strictement humaines, fondés sur la justesse des institutions et de l’organisation sociale et garantis par une foi infaillible en leur système.
Un récit structuro-fonctionnaliste et utilitariste.
Dans le merveilleux utopien, dans l’inventaire détaillé que nous propose Raphaël, il existe pourtant un excès de rationalité qui constitue le point faible du projet utopique. La sociologie taxerait volontiers Thomas More de structuraliste tant l’absence de l’histoire, notamment institutionnelle (c’est-à-dire celle des intitutions), et la prééminence des fonctions sont flagrantes dans ce récit. Et dans le même temps, il subirait les critiques adressées à l’utilitarisme fonctionnaliste tant les institutions sont cohérentes avec le projet utopien. Il est aisé de présenter le récit utopique comme une composante du fonctionnalisme radical de Bronislaw Malinowski, car la société utopienne répond aux trois postulats que Robert K. Merton a vivement critiqués :
— l’unité fonctionnelle de la société : toute institution utopienne exerce une fonction par rapport à la société toute entière ;
— le fonctionnalisme universel : ces institutions sont positives pour l’ensemble de la société ;
— et la nécessité : l’institution est toujours nécessaire.
Dans ce récit utopique, toute fonction s’intègre parfaitement à l’organisation ; toute institution participe au bon fonctionnement du système et donc à sa finalité ; toute action est nécessaire à la réalisation du programme utopien.
La cohérence du projet utopien et le degré d’intégration de la société utopienne atteignent une telle perfection que la concrétisation d’un programme utopique en paraît impossible. La « mathématique sociale » ne fait ici aucune place au « hasard social » : l’invention historique est tue, la force sociale sui generis révélée par Durkheim et, par conséquent, l’autonomie du « règne social », sont parfaitement niées. L’histoire d’Utopia n’est pas nécessaire au-delà de l’acte fondateur du roi Utopus, car la société utopienne est figée, définitivement réglée par les principes édictés par son premier roi et son unique magistrat, Utopus. Le modèle social utopien est clairement instruit par la vision du monde de Thomas More et, dans ce cas précis, par la bienveillance qu’il accorde aux ordres religieux du Moyen-Âge : les règles de vie et l’organisation composées par un futur saint, suivi à la lettre par ses disciples, qui, retirés du siècle, poursuivent une existence spirituelle intense aidée par une organisation matérielle qui leur assure l’autonomie et parfois l’autarcie. Dans la logique de ces institutions de retraite religieuse, l’île d’Utopie semble constituer un gigantesque monastère, bien qu’il soit plus juste de comparer les utopiens à un ordre séculier. La recherche du bien-être social dans un XVIe siècle tourmenté explique sans doute le lien qui attache l’utopie au sentiment de perfection des ordres religieux mais, à la lumière des philosophes, les questions du libre-arbitre et de l’individualité resteront la critique fondamentale des romans « anti-utopiques ».
Utopia, la dictature de la vertu.
L’utopie en tant que projet révolutionnaire, c’est-à-dire possible, imaginable et programmable, se construit, premièrement, sur la division sociale du politique et du religieux, et plus clairement par l’autonomie et la spécialisation du politique par rapport à la religion, deuxièmement, sur la destruction d’une société féodale des trois ordres, pour un seul ordre, celui du citoyen, organisé sur des principes hiérarchiques et corporatistes, c’est-à-dire fonctionnalistes. Cette transition révolutionnaire s’effectue à partir de l’organisation rationnelle de la société imposée par un régent éclairé, la compréhension ou le vécu du projet au quotidien et, implicitement, la poursuite et l’obéissance collective au projet social9.
Allons même plus loin en affirmant que le peuple utopien, disciple d’Utopus, maintient le projet utopique par le strict respect des règles, par la censure de tout élément perturbateur et, surtout, par la régulation de l’ordre traditionnel. Une régulation vertueuse et morale pour Thomas More qui assure que :
« Chacun, sans cesse exposé aux regards de tous, se trouve dans l’heureuse nécessité de travailler et de se reposer, suivant les lois et les coutumes du pays » [More (b), 1516, p. 47].
Sans doute, est-ce encore de la vertu quand l’utopien, pour voyager dans son île, doit en demander le droit aux autorités, magistrats et famille, et justifier de son utilité :
« Lorsqu’un citoyen désire aller voir un ami qui demeure dans une autre ville, ou veut simplement se donner le plaisir d’un voyage, les syphograntes et les tranibores consentent volontiers à son départ, s’il n’y a pas d’empêchement valable. […]. Celui qui, de son propre mouvement, se permet de franchir les limites de sa province, est traité en criminel ; pris sans le congé du prince, il est ramené comme un déserteur et sévèrement puni. En cas de récidive, il perd la liberté.
S’il prend envie à quelque citoyen de faire une excursion dans la campagne qui dépend de sa ville, il le peut avec le consentement de sa femme et de son père de famille. Mais il faut qu’il achète et paye sa nourriture en travaillant avant le dîner et le souper autant qu’on le fait dans les lieux où il s’arrête. Sous cette condition, tout individu a le droit de sortir de la ville et de parcourir le territoire adjacent, parce qu’il est aussi utile dehors que dedans » [More (b), 1516, p. 47].
S’il prend envie à quelque citoyen de faire une excursion dans la campagne qui dépend de sa ville, il le peut avec le consentement de sa femme et de son père de famille. Mais il faut qu’il achète et paye sa nourriture en travaillant avant le dîner et le souper autant qu’on le fait dans les lieux où il s’arrête. Sous cette condition, tout individu a le droit de sortir de la ville et de parcourir le territoire adjacent, parce qu’il est aussi utile dehors que dedans » [More (b), 1516, p. 47].
Une immigration choisie en somme : notre démocratie moderne tend à valider les éléments les plus discutables du projet utopien. Nous voyons ici les éléments essentiels des utopies politiques et des craintes « contre-utopiques » : ils se contruisent à partir du paradigme utopique d’origine, avec ses espoirs et ses omissions, avec ses certitudes et ses erreurs. Le roi-philosophe devient un despote éclairé, un dictateur à la mode romaine, un tyran. La régulation du bonheur social par l’exposition des comportements vertueux se transforme en maintien de l’ordre par la répression physique ou morale, par les polices secrètes et la propagande, par la délation. Le fonctionnalisme radical se métamorphose en un utilitarisme social qui élimine ou assassine les impotents et les inutiles. La censure des éléments perturbateurs au nom de l’intérêt général ou de l’objectif collectif à atteindre assure les fondations des régimes autoritaires, voire totalitaires.
De cette conclusion, du portrait politique esquissé de l’Utopie de Thomas More, nous terminons avec la certitude que l’expulsion de l’histoire des philosophies politiques (refus de l’inventivité socio-historique) et l’avènement d’une fixité sociale (le stade final) sont les conditions de l’échec et de la perversité des utopies : tout déterminisme politique est une illusion, voire un mensonge, qui favorise le renversement d’un ordre mais pas la réalisation du projet utopique.
NOTES
9. Ce point est parfaitement illustré par Zamiatine dans son roman « anti-utopique », Nous autres, monde totalement transparent, retraite paradisiaque d’un ailleurs sauvage et soumis à un rationalisme technique élevé en religion :
« Vous savez (l’«s» ressemblait à une éclaboussure), la vieille légende du paradis, c’est nous, c’est tout à fait actuel. Vous allez voir. Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur, pas d’autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. Voilà en quoi consistait la misère humaine : on aspirait aux chaînes. Nous venons de trouver la façon de rendre le bonheur au monde… Vous allez voir » [p. 71].
L’adhésion totale du peuple à cette société passe par le respect et l’obéissance au raisonnement scientifique :
« Traitons à l’acide l’idée de « droit ». Les plus sages des anciens savaient déjà que la force est la source du droit et que celui-ci n’est qu’une fonction de la force. Supposons deux plateaux de balance ; sur l’un se trouve un gramme et sur l’autre une tonne, je suis sur l’un, et les autres, c’est-à-dire « Nous », l’État Unique, sont sur l’autre. N’est-il pas évident qu’il revient au même d’admettre que je puis avoir certains « droits » sur l’État Unique que de croire que le gramme peut contrebalancer la tonne ? De là une distinction naturelle : la tonne est le droit, le gramme le devoir. La seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c’est d’oublier que l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie d’une tonne… »,
Eugène Zamiatine (1920), Nous autres, Paris, Gallimard, 1971, p. 121.
9. Ce point est parfaitement illustré par Zamiatine dans son roman « anti-utopique », Nous autres, monde totalement transparent, retraite paradisiaque d’un ailleurs sauvage et soumis à un rationalisme technique élevé en religion :
« Vous savez (l’«s» ressemblait à une éclaboussure), la vieille légende du paradis, c’est nous, c’est tout à fait actuel. Vous allez voir. Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans liberté ou la liberté sans bonheur, pas d’autre solution. Ces idiots-là ont choisi la liberté et, naturellement, ils ont soupiré après des chaînes pendant des siècles. Voilà en quoi consistait la misère humaine : on aspirait aux chaînes. Nous venons de trouver la façon de rendre le bonheur au monde… Vous allez voir » [p. 71].
L’adhésion totale du peuple à cette société passe par le respect et l’obéissance au raisonnement scientifique :
« Traitons à l’acide l’idée de « droit ». Les plus sages des anciens savaient déjà que la force est la source du droit et que celui-ci n’est qu’une fonction de la force. Supposons deux plateaux de balance ; sur l’un se trouve un gramme et sur l’autre une tonne, je suis sur l’un, et les autres, c’est-à-dire « Nous », l’État Unique, sont sur l’autre. N’est-il pas évident qu’il revient au même d’admettre que je puis avoir certains « droits » sur l’État Unique que de croire que le gramme peut contrebalancer la tonne ? De là une distinction naturelle : la tonne est le droit, le gramme le devoir. La seule façon de passer de la nullité à la grandeur, c’est d’oublier que l’on est un gramme et de se sentir la millionième partie d’une tonne… »,
Eugène Zamiatine (1920), Nous autres, Paris, Gallimard, 1971, p. 121.
(à suivre)
Claude DE BARROS
Références bibliographiques
- BACZKO Bronislaw, Les imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1984.
- BOUCHET Thomas, PICON Antoine, RIOT-SARCEY Michèle (dir.), Dictionnaire des Utopies, Paris, Larousse, VUEF, 2002.
- CREAGH Ronald, Laboratoires de l’Utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis, coll. Critique de la politique, Paris, Payot, 1983.
- LABOURDETTE Jean-François, Histoire du Portugal, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2000.
- MANDROU Robert, Introduction à la France moderne, 1500-1640. Essai de psychologie historique (1961), Paris, Ed. Albin Michel, coll. Bibliothèque de «L’Évolution de l’Humanité», 1998.
- MORE Thomas, (a), L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement (1516), traduction de Marie Delcourt, présentation et notes par Simone Goyard-Fabre, coll. Œuvres de philosophie politique, Paris, Flammarion, 1987.
- MORE Thomas, (b), L’Utopie (1516), traduit de l’œuvre anglaise par Victor Stouvenel (1842), (document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi dans le cadre de la collection : « Les classiques des sciences sociales ». Site web : http://classiques.uqac.ca/classiques/More_thomas/more_thomas.html
- VEYNE Paul, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, coll. Idées, 2007.
- ZAMIATINE Eugène, Nous autres (1920), traduit du russe par B. Cauvet-Duhamel, préface de J. Semprun, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’imaginaire, 1971.